52
Les rêveries, les folles rêveries, mènent la vie.
Gaston Bachelard.
C’était le rêve que Crista Galli avait subi durant des années, celui de son retour dans les bras du varech, dans le berceau d’une mère chaude et nourricière. Elle se frotta les yeux et des images scintillèrent devant ses paupières comme des poissons d’argent dans un lagon. Ben, le merveilleux Ben, était à côté d’elle. Rico était dans une grotte au-dessous d’eux. Il y en avait d’autres qui ne faisaient qu’apparaître et disparaître…
— Crista !
La voix de Ben.
— Crista, réveille-toi ! Le varech a pris Rico !
Elle cilla et les images ne partirent pas. Elles se superposèrent seulement à d’autres comme une pile de dessins faits par des moutards sur des feuilles de papier cristal. Ben s’agenouilla au centre de ces images en lui agrippant très fort les épaules et en la fixant dans les yeux. Il avait l’air las et préoccupé. Des scènes de sa vie coulaient de l’aura dont il était entouré et formaient une flaque qui grandissait sur le pont devant Crista.
— J’ai aperçu quelque chose autour de sa taille, dit-il. Un tentacule. Je crois qu’il l’a entraîné au fond de la mer.
— Ce n’est rien, murmura-t-elle. Ce n’est rien.
Il lui soutint la tête tandis qu’elle ramenait ses jambes engourdies sous elle. Elle respira très fort le parfum épais de la gyflotte qui flottait dans l’air et sentit les forces irradier du centre d’elle-même en direction de chacun de ses muscles épuisés. Tout semblait en état de fonctionner.
— Je vois Rico, dit-elle. Le varech l’a sauvé. Il va bien.
— C’est la poudre, murmura Ben en secouant la tête. Si le varech l’a pris, il s’est probablement noyé. Il faut que nous sortions d’ici. Il y a des démons, et les hommes de Flatterie…
Il ne me croit pas, se dit Crista. Il croit que je… que je…
Une vision se cristallisa devant elle, surgie de nulle part. C’était Rico, tout mouillé et tremblant dans la grotte. Il rejeta soudain la tête en arrière en éclatant de rire. Il était rayonnant de… de sentiments amicaux. C’était un côté de lui qu’elle ne connaissait pas. Quelqu’un s’approcha de lui. Quelqu’un de bienveillant.
— Des Zavatariens, dit-elle en dressant l’oreille. Ils vont monter par les cavernes.
— C’est la poussière de spores, Crista, insista Ben. Cela passera. Ce sont des hallucinations. Il faut que nous retrouvions Rico et que nous partions d’ici. Les hommes de Flatterie…
— Ils sont là, lui dit Crista. Ils sont déjà là. Ce n’est pas une hallucination. C’est du… papier cristal, ajouta-t-elle en gloussant.
Elle avait superposé plusieurs calques dans sa tête et elle vit les silhouettes sinistres qui se penchaient pour regarder du haut de la falaise. Il y en avait deux. Elle mit l’image au point et s’aperçut qu’elle connaissait ces hommes pour les avoir vus à la résidence de Flatterie. Nervi et Zentz. Le visage et le corps du second étaient grotesquement boursouflés. Pour Nervi, c’était son âme. Elle voyait cela à l’aura noire qui suintait autour de lui et qui cherchait à la localiser en humant le vent de son groin noir comme un capucin en chasse.
Elle se sentit tirée en arrière par Ben à travers la déchirure de la coque. Le ciel lumineux qui avait suivi la tempête la forçait à cligner des yeux et à se concentrer sur le double arc-en-ciel qui flottait dans le ciel au-dessus de leurs têtes. Elle se demanda si Ben avait raison au sujet de la poussière de spores. Le rose de l’arc-en-ciel dominait toutes les autres couleurs et vibrait à l’unisson de ses propres pulsations vitales.
— Tu les vois ? demanda-t-elle.
— Les arcs-en-ciel ? Oui, je les vois. Donne-moi la main, je vais t’aider à descendre.
— Est-ce que les arcs-en-ciel ne signifient pas quelque chose de particulier ? Une promesse, ou je ne sais pas quoi ?
— On dit que Dieu a placé un arc-en-ciel au firmament pour marquer sa promesse de ne plus détruire le monde par un déluge. Mais c’était sur la Terre, pas sur Pandore. Je ne sais pas si les promesses de ce genre sont transférables. Allons, donne ta main !
L’impatience contenue dans la voix de Ben eut pour effet de ralentir encore les mouvements de Crista.
Rico est sain et sauf, se dit-elle. Mais il s’inquiète parce qu’il ne veut pas me croire.
Elle s’abrita les yeux du revers de la main contre la clarté et scruta la falaise. Le sommet était identique à sa vision à l’exception d’un vide, du néant à l’endroit où elle avait vu Zentz et Nervi.
Une autre image de Rico, dans la caverne, parvint à elle. Il tendait les bras vers le tentacule de varech qui l’avait amené là-bas et elle le sentit transporté jusqu’à la gyflotte morte qui se trouvait à leurs pieds. Il se tenait là, face à eux, la tête penchée et les mains sur les hanches. Il semblait impatient, comme s’il attendait qu’ils prennent une décision.
— Regarde ! dit-elle à Ben. Tu ne vois pas Rico ?
Elle montra son image, assise à l’endroit où la gyflotte commençait à s’enfoncer dans la mer. Il lui souriait, pour la première fois, en lui faisant signe avec son doigt de s’approcher.
— Je ne vois que les reflets du soleil à la surface de l’eau, lui dit Ben. La clarté est trop forte. Tu vas t’abîmer les yeux.
— Mais c’est Rico…
— Nous sommes poudrés, fit Ben.
Il descendit de la carcasse de l’hydroptère et tendit la main vers elle.
— Évite de toucher la gyflotte, dit-il. Le plus sûr pour nous est probablement d’escalader la falaise.
— Non !
Le cri était sorti de sa gorge avant qu’elle eût le temps de réfléchir.
— Pas par là, dit-elle. Je sens leur présence. Je les ai vus là-haut. Nervi et Zentz. Ils nous cherchent.
Ben l’aida à s’éloigner de l’épave et ils demeurèrent sur la roche glissante au bord de l’eau.
— Très bien, dit-il avec un soupir. Je te crois. Mais où passer, si ce n’est par la falaise ?
Elle ne pouvait s’empêcher de continuer à regarder la mer.
— Nous ne pouvons pas aller là-dedans, lui dit Ben. Ne me demande pas ça, je t’en supplie. Même si tu peux y survivre, je ne peux pas, moi.
Il jeta un coup d’œil rapide autour d’eux puis se mordit la lèvre.
— Si tu vois vraiment Rico, dis-moi comment parvenir jusqu’à lui !
Elle ne put résister à la tentation de se baisser pour caresser les restes de la gyflotte drapée autour de l’épave. Bien qu’elle fût morte, il émanait d’elle une chaleur qui la réconfortait et qui faisait renaître en elle des souvenirs de son enfance lointaine. Le varech l’avait protégée, nourrie, éduquée chimiquement quant aux mœurs des humains, ses semblables. Le seul toucher suffisait pour lui apprendre que cette gyflotte avait appartenu à la même souche qu’elle.
Elle fit lentement un tour sur elle-même pour scruter la grève. Elle savait que Ben était plein de ressources dans certains domaines, qu’il fallait qu’elle ait foi en lui. Sans l’aide des filaments du varech, elle aussi aurait péri au fond de la mer. Nombreux étaient les souvenirs qui remontaient en elle, par fragments colorés. Et ce qu’elle désirait en ce moment plus que tout, c’était s’enfouir dans ce grand corps du varech, mort ou non.
C’est une pensée égoïste, l’avertit une voix intérieure. Cela n’est plus acceptable.
Elle avait entendu parler de l’aridité des régions côtières du nord, et à première vue elle n’y apercevait que de la roche noire et luisante, des falaises nues et escarpées. Mais il y avait aussi de la pierraille noire et des bouillonnements d’écume dans la mer verte. Et parmi la pierraille, il y avait de la vie. Des petites choses vertes tapies entre les cailloux ou agrippées aux crevasses à flanc de falaise. Quelque chose, peut-être la même voix qu’elle entendait dans sa tête, attira son attention sur un point de la côte.
— Là !
Prenant la main de Ben, elle lui montra un gros rocher noir au sommet duquel était perché un wihi. Il se trouvait à une trentaine de mètres au nord, à mi-chemin entre la falaise et la ligne de marée.
— C’est là que nous devons aller, dit-elle.
C’est à ce moment-là que Nervi et Zentz surgirent de derrière le rocher, laser à la main, progressant avec peine sur les galets dans leur direction. Crista ne fut ni surprise ni effrayée. Elle entendit Ben grommeler « merde ! » entre ses dents, puis tourner vivement la tête à droite et à gauche, à la recherche d’un abri possible. Mais elle savait que ce n’était pas nécessaire. D’une manière ou d’une autre, elle le savait.
Le moment se figea pour elle comme un tableau. Le monde entier était devenu silencieux. Les vagues, la brise, le roulement des galets sous les pas trébuchants des deux assassins, tout cela ne produisait plus aucun son.
— Mains sur la tête, écartez-vous de l’hydroptère, ordonna Zentz d’une voix tremblante déformée par un excès de salive.
— Oui, dit Crista à Ben. C’est là-bas qu’il nous faut aller.
Ils continuaient à se donner la main dans la lumière figée de l’après-midi et virent le gros rocher se soulever du sol derrière Zentz et Nervi et s’approcher lentement, sans bruit, comme sur une glissière invisible. Aucun des deux ne soupçonnait ce qui se passait.
— Mains sur la tête ! répéta Zentz.
Le bloc se posa doucement derrière eux et de l’ombre qu’il projetait derrière lui sortirent une demi-douzaine d’hommes uniquement armés de filets et de cordes.
— Dis-moi que tu les vois toi aussi, chuchota Ben. Dis-moi que ce ne sont pas seulement les effets de la poudre.
— C’est ainsi que cela devait se passer, répondit-elle d’une voix chantante, en chuchotant également. De grands événements nous attendent et rien ne les empêchera.
Quelque chose dans la manière dont le regard de Crista rencontrait le sien dut alerter Nervi. Sans regarder une seule fois derrière lui, il fit un bond de côté, vers la mer, et pivota sur lui-même. Le premier filet retombait déjà sur Zentz, surpris. Le deuxième, mal lancé, effleura le bras de Nervi. Une double giclée de son laser abattit les deux lanceurs tandis que Zentz se débattait vainement pour échapper au filet qui l’emprisonnait. Lorsque Nervi avait fait de nouveau volte-face, le canon de son arme s’était pointé sur Crista. Même à trente pas, elle avait l’impression qu’il était énorme.
— Elle mourra la première, annonça Nervi d’une voix juste assez forte pour que tout le monde l’entende. Vous pouvez me croire, je suis très rapide.
Tous se figèrent. Dans le silence qui accompagnait cette scène, Crista vit, une fois de plus, un grand tableau de peinture dont ils étaient tous les gracieux personnages. Et elle croyait savoir qui était le peintre.
Nervi, presque plié en deux pour mieux viser, portant sur son visage congestionné une expression indéchiffrable, ne gardait les yeux fixés que sur Crista Galli. Elle sentit ses perceptions redevenir plus claires. Le bruit des vagues mourant sur la grève se fit de nouveau entendre à elle.
Mais il y a quelque chose de…
C’était une chose qu’elle n’avait pas ressentie depuis le jour où elle avait surgi des profondeurs de la mer. Quelque chose de familier et de…
— Une harmonie, murmura-t-elle.
Elle entendait le souffle de Ben à côté d’elle et c’était comme son propre souffle. Ils ne formaient plus qu’une seule personne, leurs pulsations synchronisées avec les arcs-en-ciel, les vagues et le grand battement de cœur du vide cosmique. Elle sut le choix qu’il avait en tête et fut émue à l’idée du sacrifice qu’il s’apprêtait à faire. Elle vit la scène qui se jouait dans son esprit. La repousser d’un mouvement de poignet, s’interposer entre Nervi et elle, subir l’impact du laser tandis que les autres en profiteraient pour immobiliser Nervi avec leurs filets. Mais au moment où il allait passer à l’action, elle accentua la pression de sa main sur celle de Ben.
— Inutile, dit-elle. Tu ne perçois donc rien ?
— J’ai ces visions au fond de moi, murmura Ben. Il est le seul obstacle entre nous et…
— La destinée ? demanda Crista. Il ne peut rien y avoir entre nous et la destinée.
L’image de Rico apparut alors derrière Nervi. Il faisait de grands signes à Crista, sans cesser de lui sourire.
Nervi se redressa lentement et s’avança prudemment vers eux sur les galets mouillés par la pluie. Crista aimait sentir l’odeur de la pluie. Ce n’était pas la même moiteur que celle de la mer. Elle était plus légère à respirer, mais pas aussi riche. L’odeur de la mer comme celle de la gyflotte morte l’entouraient puissamment comme les bras d’un amant endormi.
— Tu ne vois pas ? demanda-t-elle à Ben en souriant.
— Je crois que je vois, répondit-il.
Nervi aboya une série d’ordres et deux des survivants commencèrent lentement à dégager Zentz du filet. Crista Galli ressentit de nouveau cette impression qu’elle avait eue de faire partie d’un tableau de peinture.
— Ne bouge pas, chuchota-t-elle.
Ben obéit tandis que Nervi s’immobilisait d’un air surpris.
— Où sont-ils ? s’écria-t-il en mettant sa main en visière devant ses yeux bien qu’il eût le soleil derrière lui. Où sont-ils donc passés ?
Crista réprima un gloussement de rire et l’image de Rico, derrière Nervi, applaudit silencieusement.
— Je ne comprends pas, murmura Ben. Sommes-nous devenus invisibles ?
— Nous ne sommes pas invisibles, lui dit Crista, mais il ne nous voit pas. Il ne peut plus nous dissocier du reste du paysage. Je pense que c’est un petit truc que Rico a enseigné au varech.
Ben exerça une pression sur la main de Crista et voulut lui dire quelque chose, mais les détonations retentirent à ce moment-là.